L'inconnu de Sainte-Radegonde

AVANT-PROPOS

  

« Depuis le début de l’année 1944, l’intensification des actions menées par les maquis aveyronnais a renforcé la répression allemande.

Les débarquements de Normandie (6 juin 1944), de Provence (15 Août 1944) et la progression des troupes alliées, insufflent dans la population l’espoir d’une libération prochaine.

 

Le 17 aout 1944, afin d’éviter l’encerclement des troupes, le général BLASKOWITZ, commandant des armées de la zone sud, donne l’ordre de repli pour le lendemain.

 

Ce 17 août, à Rodez, STETTIN et Arthur FIENEMANN, deux responsables de la gestapo locale, arrachent à leur hiérarchie l’ordre d’exécuter, avant le départ des troupes allemandes, les 30 prisonniers détenus à la caserne Burloup.

 

Ces 30 prisonniers, âgés de 17 à 53 ans, ont été arrêtés entre les mois de juin et août pour « menées anti-allemandes » : ils étaient porteurs d’armes au moment de leur arrestation, distribuaient des tracts et des journaux clandestins ou appartenaient à des maquis ou des réseaux de résistance.

En milieu d’après-midi, STETTIN et FINEMANN rassemblent le peloton d’exécution constitué d’un détachement de SS venu d’Albi.

 

Les prisonniers sont sortis de leur geôle, attachés deux par deux et emmenés sous bonne garde jusqu’au site de Sainte-Radegonde.

Arrivés sur place, six sentinelles armées sont déployées afin de décourager les curieux.

 

Les trente otages sont placés dos à la butte, face à autant de soldats attendant l’ordre de tirer.

Au dessus de leurs bourreaux, les prisonniers distinguent la cathédrale de Rodez, et au nord, les plateaux de l’Aubrac.

Un chant s’élève : ils entonnent la Marseillaise. Sur l’ordre de FINEMANN, le feu est ouvert et les hommes tombent un à un. Les blessés sont achevés. Les corps qui ne sont pas tombés dans la tranchée y sont poussés. Les allemands les recouvrent d’une fine couche de terre. Le convoi regagne Rodez.

 

Dans la nuit, les troupes d’occupation font sauter les dépôts de munition et évacuent la ville le lendemain à l’aube ».

 

Mémorial de Sainte-Radegonde près de Rodez (Aveyron 12)

    

« Le mot résister doit toujours se conjuguer au présent »

 

Lucie Aubrac


Cette histoire totalement fictive est inspirée des heures sombres vécues en Aveyron en 1944.

 

Certains témoignages ont fait état « d’un blessé en tenue militaire tentant de se réfugier dans une ferme proche, et qui souhaitait rejoindre le maquis». Qui était-il ? Qu’est-il devenu ?

 

Ce récit se veut très modestement un hommage à ces hommes morts sous les balles ennemies, et à tous ces combattants qui luttèrent au péril de leur vie pour faire de nous des hommes libres.

 

Catherine



Chapitre 1 

Août 2014

 

Clémence ouvrit les yeux et tourna la tête vers son réveil, il était 4 heures du matin.

Des gémissements provenaient de la chambre voisine, sans doute Henri faisait encore un cauchemar.

Elle soupira et se tourna vers son mari. Elle n’osa pas le réveiller sachant qu’il devait se lever une heure plus tard pour se rendre au marché aux bestiaux.

 

Les gémissements continuaient à côté, elle se décida à aller voir Henri afin de le rassurer et espérer qu’il se rendorme un peu. Elle entra dans sa chambre.

 

Son beau-père était couché sur le dos, les yeux clos, ses deux mains sur la poitrine, il agitait la tête et son visage affichait de la souffrance. Les draps qu’il avait rejetés étaient tombés au pied du lit, la chaleur dans la chambre était étouffante en cette nuit d’été.

 

Clémence entrouvrit la fenêtre pour laisser passer un peu d’air, et alla chercher une serviette humide dans la salle de bains. Elle revint à son chevet et lui rafraîchit le visage. Henri ouvrit les yeux. Clémence lui parla doucement pour le rassurer, lui tenant la main. Il finit par se calmer. Elle releva le drap et resta un moment près de lui en attendant qu’il se rendorme, puis sortit sans bruit et descendit à la cuisine.

 

Nathan la rejoignit peu après.

« Déjà debout ? demanda t’il en l’embrassant sur le front.

- Ton père s’est encore réveillé tout à l’heure répondit-elle en versant le café dans les tasses.

Il faudrait en parler à son médecin, je le trouve très agité et ça l’épuise.

- Il vient le voir cet après-midi comme convenu, mais pourquoi ne m’as-tu pas réveillé, j’y serais allé ?

- Je ne voulais pas te déranger, tu dormais si bien sourit-elle, mais c’est vrai je parlerai au médecin tout à l’heure de ces réveils nocturnes et puis aujourd'hui tu as autre chose à faire. »

 

Nathan ingurgitait ses tartines tout en jetant un œil à la pendule.

« Oui, ce matin c’est le dernier jour pour ces vaches, après on n’aura plus que les brebis pour le lait et le fromage quand la bergerie sera terminée à la fin du mois, on sera moins débordés, enfin…en principe.»

- Oui on pourra souffler un peu quelques jours, ajouta Clémence.

Et au fait, n’oublies pas ton frère à l’aéroport après ça, dit-elle en débarrassant la table, depuis le temps qu’il nous dit qu’il va venir nous voir et qu’il s’est enfin décidé.»

Nathan éclata de rire :

« Il va être ravi de faire le trajet en bétaillère jusqu'ici. J’imagine sa tête penchée à la fenêtre pour respirer l’air pur de la campagne. »

Nathan se leva de table et pris sa femme dans ses bras.

« Merci ma puce de t’occuper de mon père, sans toi je ne sais pas si j’y arriverais seul à gérer la ferme et tout ça en même temps ».

Puis posant ses mains sur son petit ventre rond :

« Et là aussi y’a un petit agneau dont il faudra bien s’occuper. »

- Allez file répondit-elle en le bousculant gentiment, j’ai mille choses à faire d’ici ce soir. Les ouvriers ne vont pas tarder et ton père tient absolument à surveiller les travaux, tu le connais. »

 

Nathan partit chercher les animaux à l’étable pour les charger dans la bétaillère, et pris la direction de Laissac.

Le soleil se levait à peine, la journée promettait d’être chaude.


Chapitre 2

  

Antoine faisait les cent pas devant le hall de l’aéroport depuis une bonne demi-heure quand il vit débouler la bétaillère de son frère qui stoppa juste devant lui.

 

Nathan se précipita sur son frère qui leva les bras au ciel en tordant son nez.

 « J’y crois pas, j’y crois pas, ta bagnole a pris feu pour que tu viennes me chercher en fourgon crotté ? »

- Je suis trop content de te voir tu ne peux pas savoir, s’exclama Nathan serrant son frère plus fort encore, faisait mine de ne pas avoir entendu sa remarque.

Je viens de vendre les dernières vaches à la foire et je suis venu directement ici, tu m’en voudras pas sinon j’aurai été en retard, ajouta t’il avec un clin d’œil. »

 

Antoine regarda son frère cadet avec amusement, il aimait bien le taquiner avec ses réflexions « d’homme de la ville ».

Nathan n’y voyait pas d’inconvénient, il connaissait trop son frère pour se vexer de ses remarques.

Il ouvrit la portière à Antoine tendant sa main comme pour attendre un pourboire :

« Si Monsieur veut bien se donner la peine, je vais mettre ses bagages à l’arrière. »

Antoine tapa dans la main de son frère et cramponna sa valise.

- N’y penses même pas, je vais la garder avec moi, à mes pieds là. »

Nathan s’esclaffa en prenant place au volant, voyant son frère chercher désespérément la manivelle d’ouverture de la vitre et chasser la colonie de mouches du tableau de bord avec un journal de la Volonté Paysanne.

«Tu as de saines lectures, rigola Antoine. »

Puis il posa son bras sur les épaules de son petit frère et ajouta :

« Je suis content d’être là. »

 

A l’horizon se distinguait la cathédrale de Rodez majestueuse sur son piton.

Nathan insista pour faire le tour de la place d’Armes et montrer à son frère la nouvelle physionomie de la ville.

Puis le fourgon prit la direction de Sainte-Radegonde.

  

Antoine sauta du véhicule encore en marche pour échapper à l’odeur qui commençait à imprégner sa chemise tout en continuant à gesticuler avec ce qui restait du journal.

Nathan rigola :

« Voilà, je vous présente l’homme de la ville qui arrive à la campagne, c’est à ça qu’on les reconnait : ils font de grands mouvements, ça ventile les mouches».

 

Sous la pergola, Clémence aidait Henri à s’asseoir dans son fauteuil en rotin, la vieille chatte noire attendant ce moment pour sauter sur ses genoux.

«Henri, regardez, Antoine et Nathan sont arrivés. »

Elle devait hausser le ton pour se faire entendre du vieillard qui releva la tête en direction de ses fils.

Il esquissa un sourire.

 

Antoine embrassa Clémence et avisant son ventre arrondit, il se baissa et mit son visage à la hauteur de son nombril :

«Y’a du monde là dedans alors, ça va augmenter ton effectif à la rentrée. »

- On a encore le temps avant de l’inscrire en terminale tu sais, répondit Clémence en souriant. »

 

Antoine s’agenouilla près de son père.

« Bonjour Papa, comment vas-tu ?» demanda t’il en posant sa main sur la sienne.

- Un peu fatigué mais ça va mon fils, je suis content de te voir, tu sais la chaleur ce n’est pas bon pour moi. »

Clémence expliqua :

«Comme te l’as dit Nathan au téléphone l’autre jour, Henri fait des cauchemars depuis quelques nuits. Le médecin dit qu’il n’a pas d’explications à ça, que c’est une période et que ça va passer, c’est sans doute dû à la chaleur effectivement.

Tant qu’il a bon appétit il n’y a pas lieu de s’inquiéter.

Il fait la sieste tous les après midi, d’après lui il récupère ses nuits agitées.

Il faut surtout veiller à bien l’hydrater et attendre.»

 

Antoine se redressa déposa un baiser sur le front de son père et montrant la vieille étable.

« Je vois que tu fais de grands travaux papa, c’est génial ça va être tout neuf pour la nouvelle bergerie ».

Alors soudain Henri changea de visage, son regard inquiet était fixé sur l’étable que les ouvriers avaient entrepris ce matin déjà de dégager.

Il utilisa sa canne pour désigner le bâtiment qui se trouvait de l’autre côté de la cour.

Clémence et les garçons pensaient qu’il allait prononcer quelques mots, mais au lieu de ça, Henri agitait la tête négativement.

 

Nathan dit à son père :

«Ne t’inquiètes pas papa, ça va bien se passer, à la fin du mois on pourra accueillir les brebis, la salle de traite est déjà achevée ».

Puis s’adressant à son frère :

«Bon viens je vais te faire voir comment ça avance, puis on reviendra s’installer au frais pour boire un verre ».

Quand ils se furent éloignés de leur père, Antoine demanda :

«C’est dingue comme il a changé, je ne le reconnais pas, tu as vu son regard à l’instant ? »

- Ca fait 2 ans que tu n’es pas revenu ici depuis la mort de maman, déjà l’an dernier il avait un comportement similaire, et depuis que j’ai décidé de transformer l’étable ça devient pire.»

 

Ils s’approchèrent du bâtiment au moment où le chef de chantier en sortait.

«Ah Nathan, c’est bon, demain on fini de casser la dalle et on perce l’ouverture pour le couloir qui va à la salle de traite, mes gars bossent bien je suis content».

- C’est un sacré chantier fit remarquer Antoine admiratif, avec cette chaleur en plus, ça doit être épuisant.

- C’est pour ça qu’on commence très tôt, puis Clémence prends soin de nous aussi avec le café le matin et des rafraîchissements l’après midi ».

Puis s’adressant à Nathan en remontant dans son camion :

« Ce sera fini avant la fin du mois, tu sais que tu peux compter sur moi ».

Nathan saisit la poignée de main de son ami et le remercia chaleureusement.

 

Les deux frères firent le tour de la ferme, Nathan montrant les nouveaux équipements.

« Et toi ton boulot ? Tu es toujours en vadrouille, quand est-ce que tu poses tes valises ? »

- J’en ai une dans chaque capitale du monde, tu sais je ne me plains pas, je déniche les meilleurs hôtels, les meilleurs séjours pour des touristes. Cela dit, ils sont de plus en plus difficiles à satisfaire, soupira Antoine.

- A ce rythme, tu vas bien nous ramener une cubaine, une mexicaine ou une indienne que sais-je encore ? » plaisanta Nathan.

Antoine mit ses deux mains dans ses poches et les ressortit tenant les doublures du bout des doigts en rigolant :

« Regarde, rien dans les mains, rien dans les poches, et je t’assures que ça me va très bien comme ça ».

 

En regagnant la maison, Nathan lui proposa de venir voir les plans de la future bergerie dans son bureau, pendant que Clémence s’affairait dans la cuisine.

Au moment où elle revint sous la pergola, le plateau qu’elle portait manqua de lui échapper des mains.

Henri n’était plus là.

Elle appela les garçons et tous trois restèrent plantés sur place à observer le vieil homme.

 

Il avait quitté son fauteuil et avait traversé toute la cour en s’aidant de sa canne, sans doute bien péniblement car il lui fallait toujours quelqu’un pour l’accompagner dans ses déplacements.

Clémence, Nathan et Antoine s’approchèrent doucement d’Henri qui s’était arrêté devant la porte de la future bergerie.

Clémence lui prit le bras.

Henri souleva sa canne et frappa le sol à quatre reprises.

Une larme coulait sur sa joue.


Chapitre 3

  

Antoine ouvrit les volets de sa chambre sur la campagne environnante.

Le clocher de Sainte-Radegonde annonçait déjà 8 heures, il avait dormi d’une seule traite, encore perturbé par le décalage horaire. 

Sur la terrasse, Henri terminait son petit déjeuner, Antoine embrassa son père et prit place à ses côtés. Clémence arriva portant la cafetière et des confitures.

 

« Bien dormi ?  demanda-t-elle à Antoine.

- Comme un bébé j’avoue j’en avais bien besoin. Et toi papa, bien dormi aussi » ?

Henri hocha la tête :

« Beaucoup mieux oui, mais ne t’inquiètes pas pour moi, à mon âge on dort moins bien tu sais ».

Clémence ajouta :

« Il a plu un peu en fin de nuit et l’air s’est rafraîchit, du coup forcément… », elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase.

Nathan était sur le pas de la porte de l’étable en chantier, il criait :

« Venez-voir, vite ».

Antoine s’adressant à son père :

« Papa, tu restes là un peu, je reviens te chercher tu ne bouges pas ».

 

Les ouvriers étaient sortis du bâtiment avec pelles et pioches à la main.

Alors qu’ils finissaient de casser la dalle en béton, ils avaient dégagés une porte dans le sol qui donnait sur une petite salle dont Nathan et Antoine ignoraient totalement l’existence.

Il restait encore une échelle en bois munie de quelques barreaux. Nathan regarda tour à tour son frère et Clémence puis éclaira l’intérieur avec une torche que lui tendait l’un des ouvriers.

Il s’assura de la solidité des barreaux puis descendit prudemment, suivit par Antoine.

 

Ils découvrirent alors ce qui pouvait ressembler à une chambre secrète creusée directement dans la roche, le sol était fait de planches.

Un matelas de paille sur un cadre en bois pouvait faire office de lit, une couverture grise était roulée dans un coin.

Une petite table sur laquelle étaient posée une bougie et quelques étagères portant encore un verre, une cruche en terre, une cuillère dans une assiette semblaient attendre quelqu'un.

 

Une épaisse couche de poussière recouvrait l’endroit faisaient tousser les nouveaux visiteurs, les obligeant à se couvrir le nez avec leur manche.

En examinant attentivement le lieu, Antoine s’arrêta sur une inégalité du mur au pied du lit.

Une pierre plus saillante que les autres qui n’était pas scellée avait attiré son attention.

Il saisit la pierre et en la tirant à lui, il dégagea ainsi une niche dans le fond de laquelle il découvrit une boite métallique rectangulaire fortement rouillée.

Les garçons remontèrent retrouver Clémence et les ouvriers avec leur trésor.

 

Aucun d’entre eux n’osait poser de questions mais tous attendaient avec impatience de découvrir le contenu de la boite.

Alors qu’ils étaient penchés au dessus regardant Antoine s’apprêtant à ouvrir le couvercle, un claquement les fit sursauter.

Henri se tenait dans l’encadrement de la porte métallique qu’il venait de frapper avec sa canne. Il tendit la main à Antoine pour qu’il lui donne la boite.

« S’il te plait Antoine. » dit-il.

La main du vieil homme tremblait mais il cramponnait l’objet en le serrant contre sa poitrine.

Il fit demi-tour et revint sous la pergola.

 

Henri posa la boite sur la table et ouvrit le couvercle.

Avec des gestes lents il en sortit un cahier d’écolier et une plaque de métal en zinc gravée et percée de trois trous retenue par un cordon.

Il donna le cahier à son fils :

« C’est le journal de ta grand-mère Nathan, il est dans cette boite depuis bientôt 70 ans.

 

Mes parents m’ont fait promettre de ne jamais rien dire à ce sujet ni sur les risques qu’ils ont pris pendant la guerre, de peur qu’ILS ne reviennent.

Je savais qu’un jour ou l’autre il faudrait en parler ».

 

Henri prit la plaque de métal dans ses mains et expliqua :

«Vous connaissez l’histoire des 30 fusillés du 17 août.

Pour effectuer cette basse besogne, un très jeune soldat allemand avait été réquisitionné parmi d’autres pour faire partie du peloton d’exécution.

Il a refusé de se soumettre à cet ordre. Qualifié de déserteur, il a alors été rajouté aux autres prisonniers pour être exécuté avec eux.

Comme c’était le seul à ne pas être attaché, lorsque le camion est arrivé à quelques mètres de la butte de tir, il a sauté et s’est réfugié dans un champ de maïs en bordure de route.

On lui a tiré dessus mais il a réussi à s’échapper.

 

Henri marqua un long silence puis il reprit :

« J’avais 10 ans.

Mon père m’avait envoyé chercher les vaches dans un pré et c’est en revenant à la ferme que j’ai trouvé un soldat.

Il était inconscient dans la cour, près de la porte de l’étable, il était blessé à la jambe.

 

J’ai appelé ma mère et on l’a traîné à l’intérieur de l’étable et recouvert d’une couverture.

On est resté là à le surveiller jusqu'à ce que mon père revienne de Rodez.

Il a tardé parce que son fourgon avait été réquisitionné par les allemands et il était revenu à pied.

Quand il est enfin arrivé, il nous a trouvés dans l’étable devant le corps de ce militaire qui saignait tellement que ça avait traversé le tissu de la couverture.

Ma mère avait un couteau à la main et moi je tenais la fourche du foin au cas où il se réveille.

 

Quand on lui a expliqué, mon père nous a traité de fous, qu’il fallait se débarrasser de ce soldat, que ça s’agitait en ville car les allemands prévoyaient de partir, qu’ils prenaient tous les véhicules qu’ils pouvaient et qu’il avait croisé un convoi de SS sur la route de Sainte-Radegonde qui en redescendait.

En passant par la ferme des Landes on lui a dit qu’il y avait eu des tirs à la butte et que ce convoi de SS en venait, qu’il ne devait pas s’attarder. »

 

Tous autour de lui écoutaient son récit avec attention, Nathan demanda :

« Continue papa, qu’est-ce que vous avez fait ensuite ? pourquoi cette cachette dans l’étable ? » 

Henri expliqua :

« Mon père voulait absolument qu’on aille abandonner le corps dans la forêt des Palanges, il est allé chercher le tracteur avec la remorque pour le mettre dessus.

Sauf que quand on a commencé à le soulever, il a gémit.

Mon père a pris le couteau que maman avait posé et il s’est jeté sur lui avec la pointe sous la gorge.

J’ai crié et supplié mon père de ne pas le tuer, ma mère elle non plus ne voulait pas faire ça, elle s’est interposé entre les deux.

 

Le soldat a ouvert les yeux et il a prononcé quelques mots mais on ne comprenait pas, puis il a perdu connaissance à nouveau.

En fouillant ses poches on a trouvé ses papiers, il n’avait même pas 18 ans. Elle a insisté auprès de papa pour le soigner et ensuite le laisser partir où il voudrait, car elle ne voulait pas se venger comme ça, dans le sang.

 

Alors mon père a ouvert l’ancienne cave à vin sous l’étable et a installé la cachette que vous avez vue. Ma mère l’a soigné pendant quelques jours et quand il a pu se lever, il sortait la nuit dans la cour.

Moi j’allais le voir aussi mais en cachette sans que mes parents le sachent, et on avait un code entre nous : je devais taper 4 fois le sol pour qu’il sache que c’était moi.»

 

Henri s’arrêta de parler, à la fois fatigué et ému de tous ces souvenirs.

Clémence avait apporté des boissons, Antoine le pressait de questions :

« Qu’est-il devenu ce soldat ? qui était-il ? il est partit ? »

Henri reprit en ouvrant le cahier :

« Au fil des jours on a réussit à se comprendre un peu en faisant des dessins.

Là c’est lui, il s’appelait Anton, habillé en soldat de la Wehrmacht, il pleure, il ne veut pas faire la guerre.

Là il a dessiné ses parents et sa petite sœur Beatrix qui avait 2 ans quand il a été enrôlé de force. »

Henri posa son doigt sur un autre dessin qui représentait Anton et lui main dans la main.

« On ne se comprenait pas bien mais nous étions devenus amis.

Puis s’adressant à son fils il précisa :

«C’est moi qui ai choisit de t’appeler Antoine, c’est en souvenir d’Anton. »

A cette évocation, Antoine sourit.

« Puis quand il a été vraiment rétablit, Anton a demandé «  maquis, maquis », il voulait rejoindre la résistance française.

 

Alors un matin à l’aube, mon père l’a déposé au cœur de la forêt des Palanges,  nous ne l’avons jamais revu. »

Henri referma le cahier.

«La semaine suivante mon père a condamné la cave à vin avec une dalle par-dessus.

Maman a voulu y cacher le cahier et la plaque d’identité d’Anton, et nous avons brûlé tout le reste de ses affaires ».

 

Clémence regarda la plaque avec attention.

Elle tentait de déchiffrer les lettres et les chiffres qui étaient gravés, elle demanda :

«On pourrait peut-être faire des recherches pour connaitre son identité exacte, je sais que tous les soldats en portent, il a peut-être de la famille encore ? »

 

Henri se leva péniblement, il répondit :

« Il aurait près de 90 ans aujourd'hui, je crains qu’il y ait peu de chances pour qu’il soit encore de ce monde, même si toute ma vie j’ai pensé à lui, et surtout à cette date du 17 août.

 

Et puis quand ils se faisaient prendre, les déserteurs allemands étaient envoyés à la prison de Torgau en Allemagne pour y être jugés, et souvent ils étaient fusillés ou guillotinés.

Il faut laisser le passé là où il est mes enfants. »

 

Henri partit se reposer dans sa chambre.

Nathan demanda aux ouvriers de laisser le chantier pour l’instant et leur donna congé jusqu'à ce qu’il prenne une décision avec son père.

Clémence notait sur une feuille les inscriptions de la plaque, elle s’exclama :

« Les garçons, je crois que j’ai une idée, il faut qu’on en parle. »


CHAPITRE 4

 

 

17 Août 2014

 

Antoine aida Henri à s’installer à l’avant de la voiture.

Assis au volant, Nathan regarda son père avec émotion.

« ça va aller papa ? »

« Je voulais y aller en particulier répondit Henri, tout de même 70 ans c’est une date,  peut-être que aujourd'hui ce sera la dernière pour moi ».

- Ne dites pas ça voyons Henri, protesta Clémence.

 

Pendant le trajet Antoine chuchota à Clémence :

«Ta collègue ne t’as pas répondu ?

- Non pas encore fit Clémence inquiète, peut-être on s’y est pris trop tard pour faire les recherches. Mais connaissant mon amie, je sais qu’elle a vraiment fait tout ce qu’elle pouvait.

On a bien fait de ne rien dire à Henri tant qu’on n’avait aucunes certitudes ».

Quelques minutes plus tard, Nathan gara la voiture sur le parking proche du monument aux morts.

 

Une foule importante avait déjà pris place ainsi que les représentants des associations d’anciens combattants arborant médailles et drapeaux.

Comme à l’accoutumée, les discours des officiels furent suivit d’un dépôt de gerbe, puis la sonnerie aux morts jouée par la fanfare de La Diane Rouergate avant la minute de silence.

 

Quelqu'un tapa sur l’épaule de Clémence.

C’était Anna sa collègue professeure d’allemand au lycée.

«J’ai préféré venir te l’annoncer moi-même dit-elle doucement, ils ont quittés Berlin avant-hier pour être ici aujourd'hui.»

Antoine s’était rapproché discrètement pendant que Nathan qui restait près d’Henri ne les quittait pas des yeux. 

 

Anna poursuivit :

«Le voyage est long pour un vieux monsieur tu sais, ajouta t’elle en souriant. »

Antoine et Clémence scrutaient la foule puis celle-ci s’exclama :

«Je ne sais pas comment tu as fais ni comment te remercier.

Il y a encore 2 semaines on ne savait rien de cette histoire.

 

- C’est mon père surtout que tu remercieras à l’occasion répondit Anna, il a gardé des contacts dans l’administration à Berlin et je peux te dire qu’il a fait activer les recherches.

 

Ce que j’ai compris, c’est qu’après le maquis des Palanges, Anton est allé jusqu'en Alsace puis à la fin de la guerre il est resté employé dans une ferme pendant quelques temps. Il n’est revenu chez lui qu’après s’être assuré que sa famille ne risquait rien du fait de sa désertion. Dans le cas contraire, ils auraient tous été déportés. »

 

Après quelques poignées de mains et de remerciements, la foule avait fini par se disperser et quitter le site.

Clémence chuchotait à l’oreille de Nathan et Anna fit un signe à un groupe de trois personnes qui était resté un peu en retrait.

Henri s’était approché du monument et regardait la longue liste des noms gravés sur le marbre.

Il sentit une main se poser sur son épaule.

 

Pensant que c’était l’un de ses fils, il n’eut pas de réaction sur l’instant.

«Tu ne trouveras pas mon nom dans cette liste, fit la voix avec un fort accent germanique. »

Henri se retourna brusquement et dévisageait le vieil homme à ses côtés.

Celui-ci ajouta :

« C’est grâce au courage de tes parents et à toi…mon ami.»

 

Henri sentit ses yeux s’embuer, il porta sa main à sa bouche pour étouffer un cri de surprise.

Malgré les années passées, il n’eut pas de mal à reconnaître Anton.

Pendant de longues minutes les deux hommes se dévisagèrent sans un mot, comme si chacun d’eux se remémorait les événements tragiques qui les avaient réunis 70 ans plus tôt.

 

Le reste des deux familles se rapprocha des deux hommes.

Anton présenta sa sœur Béatrix et son mari.

 «Je vois que vous n’avez pas besoin de traduction, fit remarquer Anna. »

- J’ai vécu quelques temps en Alsace, répondit Anton, j’ai traversé la France et j’ai pu apprendre un peu la langue même si ce n’est pas vraiment parfait. »

 

Henri posait quantité de questions auxquelles répondait Anton. 

Il raconta les circonstances de la découverte récente de la chambre secrète faite par ses fils.

Puis, bras dessus, bras dessous, tous deux se dirigèrent vers la butte de tir et la tranchée à quelques mètres de là.

 

Anton expliqua :

« C’était une fin de journée un peu comme aujourd'hui, avec un peu de vent et une forte chaleur.

Nous sommes venus de là, dit-il en levant sa cane et désignant la route.

Anton ferma les yeux, l'émotion le gagnait.

«J’ai sauté du camion. J’ai fuis pour ne pas mourir. J'aurais pu être le 31ème dans cette tranchée.

Si ils ne m’avaient pas fusillé ici, ils m’auraient pendu sous un pont avec l’écriteau du traître déserteur autour du cou, ou dans une prison en Allemagne. 

D'autres comme moi ne voulaient pas faire ça, beaucoup d’entre nous sont morts pour avoir désobéi. »

 

Puis regardant la tranchée, Anton ajouta :

«Je les ai entendu chanter avant de tomber, jusqu'au bout ils n’ont jamais renoncé à défendre leur patrie.

Toutes ces années leurs voix sont restées dans ma mémoire. »

 

Anton se mit à pleurer.

Henri prit son ami dans ses bras.

«Le temps a passé Anton mais tu es là et je suis heureux de te retrouver». Il mit sa main dans sa poche.

«Aujourd'hui je pense que je peux te rendre ceci.»

Tenant sa plaque d'identité par le cordon et la faisant briller au soleil couchant, Anton regarda la cathédrale de Rodez à l’horizon.

Il ajouta :

«Oui le temps a passé mon ami, mais pourvu que les générations futures n’oublient jamais le prix de leur liberté. »

 

 

Fin


Sources 

Livres :

- Sainte-Radegonde, La butte et la tranchée des fusillés Témoignages Ed Subervie 1977

- Construire l’histoire de la résistance Aveyron 1944, Christian Font et Henri Moizet

Site Web :

http://club.quomodo.com/aveyronresistance/sainte-radegonde.html