HISTOIRE TARABISCOTEE

 

du

Blues du Z

 

 

En ces temps alphabétiques où tout est toujours ordonné sans que l’on ne sache pourquoi, le jour se lève à peine.

Sur le mur du fond, les lettres de l’alphabet se pressent pour regagner leur place respective au tableau.

 

Le A ouvre la marche et fièrement va s’installer au bout de la ligne blanche.

Le B le suit de près,

Le C baille encore,

Le D dort un peu,

Le E se recoiffe la tignasse,

Le F sifflote,

Le G grommelle,

Le H s’étire,

Le Í se gratte le point,

Le J pense à sa partie de pêche,

Le K marche au pas,

Le L est amoureux,

Le M s’emmêle les pieds,

Le N lui rit au nez,

Le O reste béat,

Le P admire le Q (qui d’après lui est bien joli),

Le R se marre comme une fouace parce que

Le S a un peu bu,

Le T vérifie les angles,

Le U a encore soif,

Le V et le W se donnent la main (ils sont cousins),

Le X cherche son inconnue,

Le Y lève les bras au ciel et jure qu’il n’y est pour rien.

  

Un fois la joyeuse équipe alignée, le A s’écrit :

« à mon commandement…comptez-vous !

Toutes les lettres au garde-à-vous annoncent haut et fort leur numéro respectif.

- "numéro 25" s’étouffe le Y.

Il y eu alors un moment de silence.

Les lettres se regardèrent entre elles, incrédules.

Le A se pencha en avant et regarda à sa gauche.

Toutes les autres lettres l’imitèrent.

Il descendit de sa ligne et remonta tout le rang jusqu’au Y et demanda :

- n’avez-vous rien remarqué ?

- euh...si balbutia le Y intimidé, il manque le Z.

Un brouhaha s’éleva dans la file. Il fallait se rendre à l’évidence, le Z n’était pas là.

- Lequel de vous l’a vu pour la dernière fois ? demanda le A.

- Il ronflait dans la boite à craies, soupira le K en levant les yeux au ciel.

 

Tous tendirent l'oreille .. Un long et puissant ronflement émanait de la boite crayeuse, secoué par moments, par quelques hoquets qui trahissaient un long sanglot passé.

- Mais que t'arrive -t-il ?" s'exclamèrent en cœur les 25 lettres qui en avaient presque oublié leur position dans le rang.

 

Ouvrant avec peine ses deux yeux boursouflés et encore emplis de larmes, notre Z osa à peine se montrer.

- "Ze ne suis rien ! " déclara t-il dans un souffle.

Sa poitrine meurtrie était prête a exploser.

« Z'est à peine zi z'existe ! Et touzours en queue de peloton " renchérit- il avec plus de reproches dans la voix.

- Zi l'on me couche, ze ne rezzemble qu'à N, zi l'on me retourne ze zuis comme S.

Ze ne zuis pas unique comme chacun de vous, et z'en ai marre » !

  

Tous se concertèrent .

Il était vrai que l'on pouvait se passer de lui ! S prendrait sa place. Elle était travailleuse et se dédoublait souvent, ce n'était pas un peu de travail supplémentaire qui lui ferait peur.

 

"Ah Non ! grommela notre A en tête de ligne !

Cessez ces jacasseries vous tous ! Notre Z se doit de finir le rang.

Comment voulez-vous écrire Zut ou Zouave sans lui ?

Comment même exprimer le chant du dormeur ?

Et combien existe-t-il de personnes sur terre qui zozotent et qui  deviendraient muettes sans notre Z » ?

 

Sur le tableau noir, tout au bout de la rangée le Z a regagné sa place , plus fier que jamais, conscient que peu importe les similitudes, le rang ou la position où l’on se trouve.

 

En chacun de nous il sommeille ce quelque chose d'unique , que s'il venait à manquer, c'est l'ensemble d'un tout qui se verrait ébranlé.

 

La perfection ne peut naître autrement.