LEGENDE URBAINE

 

Il restait encore de la lumière au sommet de la tour Carrée.

Pauline se précipitait dans mon bureau et telle une tornade elle s'agitait autour de moi en refermant mes dossiers, débarrassant mon plateau de thé, jetant mon blouson sur mes épaules et mon sac sur mes genoux.

 

«Mais enfin que fais tu encore là à cette heure-ci, on va être en retard, allez arrête ça et viens. » 

Je continuais à pianoter sur mon clavier.

« Attends, je voudrais finir cet article je n’ai pas envie d'y passer le week-end. »

Pauline appuya sur le bouton de sauvegarde et malgré mes protestations poussa mon fauteuil à roulettes jusqu'à la porte.

« Tu m'as fais lire ton édito quatre fois depuis ce matin il n'y a rien à rajouter, tu devrais cesser de douter de toi, me dit-elle.

Ce soir c'est la soirée de Leïla, tu lui as promis que tu serais avec nous tu te souviens ? »

 

Leïla m'avait accueillie quelques mois plus tôt dans cette ville.

Grâce à elle j'avais gagné la confiance de son boss afin d'intégrer son équipe de journalistes au sein du plus grand journal de la cité. Tous m'avaient reçue à bras ouverts à un moment de ma vie où je pensais que plus rien de bon ne pouvais m'arriver.

Je finissais par me résoudre à suivre Pauline dans l'ascenseur.

« Ok, ok c'est bon, bien sur que je viens avec vous. Et d'abord, où se passe cette soirée ? »

 

Les yeux de Pauline pétillaient :

«  Hum, tu verras, c'est un endroit que tu ne connais pas encore mais je suis sure que tu vas aimer. » Je ne répondis pas à son enthousiasme.

Je n'avais qu'une envie c'était de finir mon article et de rentrer chez moi au calme. Mais tant pis, je devais respecter ma promesse, Leïla comptait trop pour moi pour risquer de la décevoir.

 

La cabine quitta le 35ème étage. Nous passâmes devant le gardien qui après notre sortie, verrouilla les entrées de la tour Carrée.

Je suggérais à Pauline de prendre un taxi, elle accepta en souriant :

« Je sais que tu l'aimes celui-là, fais-toi plaisir.  »

Je composais mon numéro favori et quelques minutes plus tard, Akim gara sa voiture dans un crissement de pneus. Il se précipitait pour ouvrir la portière.

« Tsss ces mâles ne manquent jamais une occasion de se faire remarquer, soupira Pauline en s'installant à l'arrière.

Il me prit dans ses bras.

« Tu es ma plus belle rencontre féminine, tu le sais ça ? »

Je déposais un baiser sur sa joue.

« Oui je sais répondis-je, mais après ta mère bien sur. »

Il éclata de rire, c'était notre échange favori à chaque fois que nous nous retrouvions.

 

Akim était ce que je pourrais appeler respectueusement "une particularité de la vie". Sa famille l’avait totalement rejeté, mais il entretenait encore une relation secrète avec sa mère qui l'avait toujours soutenu dans ses choix.

A l'intérieur de sa voiture on pouvait lire un panneau très explicite portant deux pictogrammes sous le titre : 

« Pour arrondir mes fins de mois et agrandir mon cercle d'amis »

Sur le premier pictogramme on pouvait voir un taxi avec un soleil,

Sur le deuxième pictogramme il s’agissait de deux hommes en train de s’accoupler sous la lune.

 

Pauline avisa le panneau et commenta :

« Taxi le jour et pédé la nuit, voilà une vraie vocation. »

Akim s'installa au volant et sans se retourner il demanda : 

«  Alors mes chéries, je vous emmène où.

- A "la Cage", sur les quais s’il te plait » répondit Pauline.

Akim émit un long sifflement admiratif et me regarda dans son rétroviseur.

« Et bien ma chérie, ce soir c’est ta nuit. »

 

Je répondis que je ne connaissais pas l’endroit tout en expliquant que je n’avais pas l’intention d’y passer toute la nuit mais seulement 1 ou 2 heures tout au plus, manière de faire acte de présence.

Quelques minutes plus tard Akim se gara le long du trottoir devant La Cage.

Il descendit pour m’ouvrir la portière, laissant Pauline de son côté se débrouiller toute seule.

Il me saisit les deux mains et planta son regard dans le mien.

« Tu as mon numéro si tu veux que je vienne te récupérer, je serai là à n’importe qu’elle heure, n’hésites pas.

- Merci Akim, je sais que je peux compter sur toi »

 

Je sentais qu’il hésitait à me lâcher, comme si il voulait encore me dire quelque chose. Finalement il remonta dans sa voiture sans un mot en jetant un regard sévère vers Pauline.

 

L’entrée de La Cage était gardée par un immense cerbère black portant des lunettes de soleil. Le bonhomme devait bien dépasser les 2 mètres, il était aussi haut que large si bien qu’il masquait totalement la porte d’entrée.

Les jambes écartées et ses petits bras trop courts croisés sur son ventre proéminent, il interdisait tout accès.

 

Pauline se campa devant lui faisant mine de lui enlever ses lunettes tout en lui murmurant :

« Et bien beau gosse, le soleil s’est couché depuis longtemps. »

Le gars baissa la tête et enleva ses lunettes.

Pauline recula d’un pas.

A la place de ses yeux il n’y avait rien, les paupières avaient été cousues. L’homme se fendit d’un sourire et devant la panique qu’affichait Pauline, il répondit :

« Ca fait longtemps que le soleil est couché oui en effet, mais pas d’inquiétudes, il brille pour tout le monde. »

 

Je n’avais pas bougé d’un pouce, il tourna la tête dans ma direction comme si il me voyait et ajouta :

«Vous êtes attendues. ».

Il posa son énorme main sur la poignée et s’écarta pour nous laisser entrer.

Pauline se faufila rapidement à l’intérieur.

Alors que je murmurais un timide merci au cerbère il inspira fortement dans mes cheveux au moment où je passais près de lui.

Même sans ses yeux, je sentais que tous ses autres sens étaient sur-développés et qu’il m’examinait avec une grande attention.

Il m’adressa un large sourire avec un air satisfait.

 

Je rejoignis Pauline qui m’attendait au bout d’un couloir entièrement recouvert de moquette noire, à peine éclairé par quelques néons au ras du sol.

 

« Il m’a foutu la trouille ce grand con avec son regard vide, me dit-elle.

- Je croyais que tu connaissais l’endroit, demandais-je étonnée.

Elle me prit par le bras pour descendre les marches.

« Non pas vraiment, c’est Leïla qui a insisté pour qu’on vienne.

Depuis le temps qu’elle prépare sa soirée, elle tient à ce qu’on soit toutes là.

- Toutes ? » Demandais-je surprise

 

Pauline ne répondit pas et poussait déjà les deux portes battantes qui nous amenaient dans une grande salle circulaire.

Les jeux de lumières et de lasers s’enchaînaient au rythme de la musique puissante, il fallait crier pour s’entendre.

 

La piste était envahie par les danseurs dans une ambiance déjà survoltée, certains étaient agglutinés les uns contre les autres et se déhanchaient sans retenue.

 

Un peu plus en retrait à peine visible,  une autre salle avec des alcôves masquées par des voiles légers dissimulait des fauteuils profonds dans lesquels je distinguais quelques silhouettes. Des serveuses allaient et venaient portant des plateaux à bout de bras.

 

Pauline m’attira dans l’une de ces alcôves où avaient déjà pris place quelques personnes parmi lesquelles je reconnu deux filles de la tour Carrée.

Elles étaient enlacées et s’embrassaient à pleine bouche, l’une d’elle avait sa main sous la jupe de l’autre, notre présence ne paraissait pas les déranger.

 

Ma vue commençait à s’habituer à la pénombre ce qui me permis de constater que toutes les personnes présentes en ce lieu n'étaient que des femmes, les danseuses comme les serveuses, pas l’ombre d’un homme à part bien sûr le cerbère de la porte.

 

Je regardais Pauline pour lui faire part de ma remarque, elle haussa les épaules comme si cela n’avait pas d’importance. Elle commanda une bouteille d’alcool, puis se leva d’un bond en me faisant de grands signes afin que je l’accompagne sur la piste de danse.

J’hésitais mais puisque je n’avais pas d’autres choix pour l’instant, après tout pourquoi pas ?

  

Je me mêlais à la foule compacte en tentant vainement de m’approcher de Pauline qui avait été happée semble t’il par un noyau de furies.

Petit à petit je me laissais aller et entrais dans la danse, cela faisait bien longtemps que cela ne m’était pas arrivé.

Je sentais des épaules me frôler, une main venait chercher la mienne mais quand je me retournais pour voir à qui elle appartenait, elle m’avait lâchée.

Cela dura plusieurs minutes, j’étais littéralement envahie par des corps de tous côtés.

 

Je finis par m’extirper difficilement du centre pour aller m’affaler sur l’un des fauteuils. Pauline vint me rejoindre dans un grand éclat de rire et totalement surexcitée.

« C’est génial cette ambiance non ? Ce n’est pas tous les soirs qu’on peut faire la fête comme ça. »

Elle restait debout avec son verre à la main en continuant de danser sur place.

Je lui saisis le bras pour la faire s’asseoir près de moi.

« Dis moi, je ne vois pas Leïla au milieu de toutes ces gonzesses en chaleur ». Tout en disant cela je montrais les deux filles de la tour Carrée toujours collées l’une à l’autre qui venaient de passer à la position horizontale.

Pauline me servit un verre d’un alcool non identifié, coupé avec de la glace et de l’orange.

Elle bu le sien d’un trait, le reposa sur la table et cria pour couvrir le bruit :

« Elle ne va pas tarder je suppose, amuse toi plutôt, je crois que… ».

Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase.

On entendit soudain une clameur et la foule se mit à scander :

« LA CAGE, LA CAGE, LA CAGE ».

 

Pauline me saisit le bras violemment pour me tirer de mon fauteuil et me pousser au milieu de la foule.

« Viens vite, me cria t’elle. »

 

Tous les regards étaient tournés vers le plafond duquel descendait lentement une cage métallique fermée sur trois côtés, traversée par un poteau en son milieu.

Une femme dansait en s’y tenant et en se balançant d’un côté à l’autre.

Un masque sur ses yeux cachait le haut de son visage. Sur ses épaules une très longue cape bleue nuit avec un col relevé, décorée de strass et de pierres brillait sous la lumière noire.

 

De longs bracelets entouraient ses avant bras et chaque fois qu’elle s’inclinait,  on devinait un corps fuselé enfermé dans une guêpière de dentelle noire.

En s’accrochant d’une main à la barre, elle s’inclinait vers la foule en tendant l’autre main comme une invitation à la rejoindre.

Au bas de la cage, toutes les mains se dressaient dans l’espoir de pouvoir se hisser, mais au dernier moment, la femme masquée se ravisait et changeait son invitation de côté. On entendait alors des voix de protestation et de déception.

 

Imperceptiblement, le mouvement de la foule m’avait rapprochée de la cage et alors que je ne m’y attendais pas, la femme masquée s’inclina vers moi et me tendit la main.

La cage alors s’abaissant un peu plus, je fus littéralement soulevée par la foule et projetée à l’intérieur de la cage qui fut remontée plus haut et déplacée au dessus de la piste.

 

La musique était rythmée à présent par la lumière stroboscopique qui mettait la foule en état de transe.

Je cherchais comment m’échapper mais à cette hauteur cela m’était totalement impossible. Je finissais par penser que le spectacle était organisé et que je n'avais pas avais été choisie au hasard, je ne pouvais faire autrement que de laisser faire les choses.

 

La femme se rapprocha de moi m’adossant au poteau, soulevant mes bras au dessus de ma tête afin que je m’y maintienne.

Je cherchais à voir ses yeux pendant qu’elle se collait contre moi et dégrafait mon chemisier. Son lipstick noir donnait un beau relief à ses lèvres pulpeuses. Je sentais l’odeur de la terre ou du sable chaud.

 

Soudain elle s’éloigna de moi s’adossant contre les parois de la cage.

Elle donnait de grands mouvements avec son corps d’un côté à l’autre si bien que l’on se mit à se balancer dangereusement au dessus de la piste.

Avec autant d’amplitude, je ne pouvais plus m’échapper du centre et je craignais à tout moment que la cage ne se détache.

 

Je ne voyais plus la salle, je n’entendais plus la foule, je n’étais concentrée qu’à conserver mon équilibre et je lui implorais de stopper immédiatement cette folie. 

Elle ne m’entendait pas, elle me fixait et me souriait en continuant de faire tournoyer la cage. 

Je fermais les yeux un moment tant j’étais prise de vertiges.

Alors elle revint au centre pour m’envelopper avec sa cape et me maintenir fermement. Lorsque je rouvris les yeux, elle avait ôté son masque et je reconnus Leïla.

 

Sa peau contre moi était froide, ses yeux étranges couleur rubis étaient fixes avec une pupille verticale, je cru apercevoir deux pointes fines en guise de langue par sa bouche entre ouverte.

J’étais tétanisée de peur me penchant en arrière pour lui échapper mais déjà elle inclinait sa tête dans mon cou.

La douleur de sa morsure me fit vaciller, je sentis deux crochets s’enfoncer dans ma chair et la sensation qu’un liquide s’écoulait dans ma veine.

Je perdis connaissance.

 

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Akim sortait de la douche. En passant près de la chambre il observa son amant d’une nuit encore endormit et referma la porte doucement.

Il rafla les 5 billets sur la table et quitta l’appartement.

Prenant place au volant de son taxi, il alluma la radio et resta un instant immobile quand le commentateur annonçait :

« le corps d’une femme vient d’être retrouvé en bordure du fleuve avec auprès d’elle une longue peau d’écailles»

 

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« Je ne sais pas comment vous remercier pour la confiance que vous m’accordez monsieur,  mais je saurai en être digne, soyez en sûr »

- Je sais que vous étiez proche de Leïla me répondit-il, sa disparition brutale nous a tous choqués. Il est normal que vous preniez sa suite à la direction de la rédaction, je sais que vous saurez relever ce nouveau défi. »

- Merci monsieur.

Je faisais demi tour quand il m’interpella à nouveau.

« ha oui j’oubliais, une nouvelle recrue vient de rejoindre votre équipe ce matin, demandez à Pauline elle vous la présentera. »

Je grimpais au 35ème étage, Pauline m’attendait devant la porte du salon de réception dans lequel une jeune femme patientait.

  

Elle se leva d’un bond.

« Bonjour, me dit-elle en me serrant la main, je suis très heureuse de pouvoir travailler avec vous. »

- Le plaisir est partagé répondis-je, quel est votre prénom ? »

- Je m’appelle Eve répondit-elle dans un sourire.

- Très bien Eve, je pense que notre collaboration sera très riche et très fructueuse, j’ai cru comprendre que vous aviez commencé une étude sur les phénomènes de sociologie ?

- En effet répondit Eve, et plus particulièrement sur les légendes urbaines, c’est fou le nombre de gens qui croient à ces histoires, à ces inventions pour se faire peur. Comment détacher le vrai du faux ?

 

Je dévisageais Eve un moment en silence puis je lui souris.

« Oui en effet, c’est un bon sujet d’étude.

Bien, je vous laisse avec Pauline qui va vous faire visiter nos bureaux et vous présenter au reste de l’équipe. »

 

Eve suivit Pauline jusque devant l’ascenseur.

Avant qu’elles ne rentrent dans la cabine, je les rejoignais et bloquais la porte.

« Pardon de vous retenir, mais je voulais vous dire que j’organise une soirée le week-end prochain à la boite "La Cage" sur les quais, je serais heureuse que vous vous joigniez à nous, ce sera une bonne occasion de faire plus amplement connaissance. »

- Oh mais avec joie vraiment, merci beaucoup, j’en serais ravie s’exclama t’elle.

 

Je regagnais le bureau de Leïla qui m’avait été attribué depuis un an.

Il y flottait une odeur de sable chaud et de terre.

Je m’approchais de la fenêtre inondée de soleil afin de réchauffer mon corps glacé.

La délivrance était proche.